Entretien avec Nicolas Tenzer
Après de brillantes études à l’E.N.S, à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris et à l’E.N.A (promotion Diderot 1986), Nicolas Tenzer embrasse une carrière de haut fonctionnaire notamment au ministère de l’Economie, à la Caisse des Dépôts et au Commissariat général du Plan. A partir de 2006, il effectue un certain nombre de missions en Algérie, Bosnie, Ukraine, Bulgarie et Serbie pour le compte de l’Union Européenne sur les sujets liés à la modernisation de l’Etat et le processus de décision. Il effectue aussi plusieurs missions sur les sujets internationaux pour le gouvernement français. Nicolas Tenzer est également président-fondateur de Centre d’Etude et de Réflexion pour l’Action Politique (CERAP) depuis 1986, et directeur de la Revue Le Banquet.
Auteur de 21 ouvrages, il intervient dans de très nombreuses universités françaises et étrangères.
<Stephane Bellocine> La France est un pays assez singulier, les étrangers nous le rappellent souvent. Un pays qui aime s’auto-flageller. John Chambers, qui fut le Président emblématique de la star américaine de l’Internet, Cisco Systems, disait récemment qu’il n’avait jamais vu un pays aussi critique sur lui-même.
Les médias français se complaisent à dépeindre un pays pessimiste, à évoquer un décrochage économique qui serait irrattrapable, un chômage endémique, la paupérisation de la classe moyenne, les charges des entreprises etc.
Dans le même temps, en changeant de prisme, on s’aperçoit que la France garde des atouts exceptionnels. Une forte productivité, des amortisseurs sociaux en temps de crise, des champions nationaux dans tous les domaines industriels, un pays qui continue à attirer investissements et touristes etc.
Alors quel est selon vous le mal français ?
<Nicolas Tenzer> Le mal français provient de ce que le potentiel extraordinaire de ce pays n’est pas assez visible et exploité. La France bénéficie de chercheurs de premier plan ; elle a mis au point des technologies qui sont reconnues au-delà de ses frontières ; certains de ses grands groupes sont des leaders mondiaux ; elle a aussi des écrivains, des artistes et des entrepreneurs remarquables. Mais parfois, on ne leur accorde pas le soutien qu’ils méritent. Cela tient certes parfois à des législations qui contrecarrent l’épanouissement des talents, mais aussi à un système d’élites qui tend trop souvent à fermer les groupes au sommet sur eux-mêmes et méprise l’innovation ou les voies de traverses. Il faut aussi souligner que la France est un pays dual. Il est, pour partie, ouvert, curieux, tolérant et épris de liberté, mais aussi, pour une autre partie, en perdition, en voie de paupérisation et de «déséducation », et, partant, enclin à se refermer et à donner libre cours à ses peurs.
Au sommet de l’Etat et parfois dans les grands groupes, les plus conformistes sont favorisés. Des systèmes rigides et bureaucratiques, qui certes évoluent, empêche pour l’heure toute liberté. La consanguinité ne fabrique généralement pas les meilleurs.
Aucun pays dont la dualité est aussi marquée ne peut réussir sur le long terme.
<SB> C’est ce que vous dénonciez dans votre ouvrage de 1992 déjà, les élites et la fin de la démocratie française. Justement, cette démocratie immature est de moins en moins supportée par les citoyens. Le débat politique français est violent et simpliste, il est escamoté par les partis pour qui le camp d’en face a toujours tort quoiqu’il dise, les affaires empoisonnent le débat public, la justice ne semble même pas indépendante dans les affaires politico-financières, c’est le règne du copinage, du clientélisme, de l’impunité au sommet de l’Etat.
Il y a des passe-droits pour ceux qui savent manœuvrer, certains vont même jusqu’à négocier leur impôt sur le revenu à l’Elysée. Le constat sur l’état de la démocratie reste assez noir, ne pensez-vous pas ?
<NT> Oui, c’est exact. Il y a plusieurs raisons à cela, et le phénomène n’existe certes pas qu’en France.
On peut déplorer ainsi une obscurité du système fiscal – qui redistribue vers qui ? – et du système social en général. Il existe trop de réseaux au sein du monde politique, administratif et parfois entrepreneurial qui nuit à la transparence et à la justice. Songeons par exemple aux privilèges propres à certains corps d’Etat qui ne visent qu’à pérenniser leur statut alors même que leur utilité sociale n’est pas démontrée. Nous avons encore trop de prébendes et de phénomènes de cooptation.
Un deuxième facteur est lié au dysfonctionnement du système des partis. Les élites éduquées et éclairées n’entrent pas ou rarement en politique. Elles se destinent – et je ne saurais les en blâmer – aux entreprises, au monde de l’innovation… On a parfois le sentiment que ce sont les plus médiocres qui entrent en politique. Les plus innovants et dont l’esprit est le plus libre ont peur de perdre leur liberté, de devoir se plier devant de petits chefs pour obtenir une investiture et le conformisme devient la règle. La vie partisane ne tolère que mal la liberté.
De plus, le monde politique reste un monde profondément divisé : entre deux responsables de droite, ou de gauche, il peut y avoir souvent autant d’incompréhension, voire de ressentiment, qu’entre deux personnes de bords opposés. Chacun regarde d’abord l’intérêt de son parti, dont dépend sa carrière, et de lui-même plutôt que l’intérêt national.
Sur les affaires politico-financières que vous évoquiez, tant que nous n’aurons pas un procureur indépendant, la suspicion demeurera.
Mais le plus inquiétant selon moi, c’est le comportement des électeurs parfois, qui restent étrangement prompts à pardonner la corruption et réélisent certains politiques déjà condamnés. Ils critiquent souvent le système, mais ils n‘agissent pas eux-mêmes de façon responsable.
<SB> Cette société faite de cercles privilégiés, comment en sort-on ? C’est aussi culturel.
Et c’est suicidaire…depuis que la mondialisation est là, une des conditions du succès d’une nation c’est l’ouverture sur le monde forcément. Dans toutes les démocraties avancées, la primauté est donnée à la motivation et pas au diplôme. En France, c’est l’inverse, le résultat est que nous sommes presque les champions du monde du chômage des jeunes.
Einstein disait que l’imagination était plus importante que le savoir. La mondialisation en est un terrain de jeu justement, de cette imagination qui apporte créativité et innovation, et cela se confirme chaque jour.
Vous souligniez cela dans votre ouvrage paru en 2012 chez Plon, La France a besoin des autres.
Comment sortir de cette culture des privilèges ?
<NT> Oui c’est juste. La mondialisation commence à changer les choses, plutôt pour le bien, indépendamment d’effets non maîtrisés par ailleurs.
Prenez les grandes écoles, elles commencent à recruter des professeurs étrangers qui sont désormais en compétition avec les professeurs français. Ceux-ci, aussi, partent plus souvent qu’avant à l’étranger. Ce brassage dans les deux sens constitue une évolution positive.
<SB> Oui, mais cela veut dire que l’argent ne doit plus sentir mauvais en France, parce que les professeurs étrangers doivent être payés mieux qu’ailleurs pour être attirés ici.
<NT> Bien sûr, la grille des salaires en vigueur à l’Université est absurde. Il faut introduire de la différenciation en fonction du travail et de la qualité. Nous devons nous adapter à un marché international du savoir. Et il faut de la concurrence, ce qui ne veut pas dire qu’il faut accepter le moins-disant social. Rappelez-vous aussi l’exemple du professeur Montagnier, découvreur du virus du Sida : il a poursuivi sa carrière aux Etats-Unis après 65 ans, parce qu’il a été mis à la retraite d’office en France à 65 ans ! Une absurdité là aussi qui nous a coûté. Le brassage international est indispensable. Il serait bon aussi que la fonction publique, comme c’est déjà légalement possible sauf pour les postes directement liés à l’exercice de l’autorité publique, recrute aussi à l’étranger, au moins en Europe. Le mouvement inverse doit être vrai aussi. Cela permettrait aussi de rendre l’Europe plus visible, comme elle l’est déjà pour de nombreux étudiants qui bénéficient des programmes Erasmus et Erasmus Mundus. De plus en plus d’entre eux ont l’Europe, voire le monde, pour horizon, et c’est un progrès remarquable.
<SB> Vous êtes un bon exemple de ces français souvent sollicités pour des conférences à l’étranger.
Une question sur le Front National svp.
Le parti historique de Jean-Marie Le Pen s’est construit sur le rejet de l’autre.
Aujourd’hui il s’agit du rejet de l’euro, de l’UE, de la mondialisation mais aussi des élites dont on parlait tout à l’heure. Et qui parfois donnent l’impression de nier les problèmes que les classes moyennes ou socialement défavorisées vivent au quotidien. Par peur de faire monter le FN justement peut-être, parce qu’il a évoqué le problème en question en premier. Sauf que c’est une attitude qui peut paraître arrogante voire méprisante…. Alors chacun y va de sa petite musique et de son programme mais rien ne change, et le vote FN croît.
Comme disait De Gaulle : « les programmes, tout le monde s’en fout, ce qui compte ce sont les résultats »
<NT> Les hommes politiques ont souvent une fâcheuse tendance à nier la réalité et à minimiser les drames que vivent les citoyens. Il y a chez eux une forme de couardise, d’absence de réflexion et d’indifférence au réel, qu’ils ne cherchent pas toujours à connaître.
Je vais vous raconter une anecdote vécue. J’ai fait mon service militaire en 1983. Comme jeune officier, j’ai encadré des appelés du contingent. M’étant lancé dans une étude assez systématique, j’ai été surpris de constater qu’il y avait beaucoup d’illettrés ou de quasi-illettrés parmi eux, et il ne s’agissait pas de jeunes issus de l’immigration. J’ai alors fait un rapport circonstancié dont j’avais parlé à un ami sénateur, lequel a transmis mes conclusions au ministre de l’époque. Celui-ci a déclaré : « il ne faut pas exagérer » ! Cette absence de prise en compte du réel et d’action en conséquence est un boulevard pour le FN. De fait, cette remarque, je l’ai entendue souvent par la suite sur des sujets liés à la pauvreté, au chômage, à l’insécurité, etc.
La montée de la pauvreté dès 1983 et du chômage de masse a certainement aussi favorisé l’extrême droite. Le FN a surfé sur la vague de rejet des élites, bien sûr sans proposer aucune solution.
Sur celle de l’absence d’éducation et de mémoire historique. Rappelez-vous cette affiche du FN de 1986 : « Le peuple c’est vous ! » Prétention certes monstrueuse, mais qui visait clairement à se montrer comme le parti anti-système. Il n’a fait que prospérer hélas depuis.
Le FN joue de l’impunité des politiques et certains d’entre eux, comme Mélenchon ou Sarkozy, légitiment son discours, ce qui est irresponsable. Or comme le disait Jean-Marie Le Pen, « les électeurs préfèreront toujours l’original à la copie ». Cette leçon n’a pas été entendue et, plutôt que d’opposer un discours fondé sur les valeurs et les droits, une partie de la classe politique a conforté son discours. C’est suicidaire pour elle et pour la démocratie.
<SB> Pour le contrer, outre la prise en compte des réalités, lutter contre l’abstention serait salutaire. Justement l’absence de résultats nourrit l’abstention…mais aussi le sentiment de revoir les mêmes depuis 40 ans. La prise en compte du vote blanc, comme du niveau de l’abstention, pour invalider une élection et délégitimer la recandidature de ceux qui ont échoué à mobiliser ne serait-elle pas une bonne chose ?
<NT> Je crois que c’est impossible constitutionnellement. Rendre le vote obligatoire serait une solution, comme en Belgique, mais je crains que les Français ne s’y opposent. J’ai beaucoup plaidé jadis pour le quinquennat et un régime authentiquement présidentiel. Personnellement aujourd’hui, j’aurais tendance à être favorable à un septennat non renouvelable.
Pour muscler l’action du gouvernement, je pense aussi qu’il faudrait limiter le nombre des ministres. Cela a été proposé depuis plus de vingt ans, mais personne ne l’a fait. Il faudrait songer sans doute à inscrire cela dans une loi organique ou un document solennel.
Par ailleurs, je ne suis pas défavorable à un gouvernement composé de plus techniciens qu’aujourd’hui plutôt qu’à un dosage de représentants des courants internes aux partis.
<SB> Une dernière question sur le phénomène Macron SVP. Un OVNI, en apparence du moins. Il est jeune, il a le parler vrai. Mais il est ancien ministre, et il est du sérail.
Est-ce que c’est lui qui va sortir la gauche de son imposture idéologique, qui la fait promettre beaucoup pour être élue, et fait qu’elle déçoit beaucoup une fois au pouvoir, parce que ses promesses la paralysent puisqu’elles vont contre les règles de l’économie de marché.
<NT> Emmanuel Macron reconnaît que le PS est en bout de course, ce qui est vrai. Il faut créer autre chose car il n’a jamais réussi à se réformer et reste trop marqué par des divisions entre courants qui se perpétuent de génération en génération.
Dans mon livre Faut-il sauver le libéralisme ?, paru en 2006 chez Grasset, j’exposai combien il était indispensable de fonder un libéralisme de gauche – qui n’avait rien à voir avec le néolibéralisme. Mais ce libéralisme doit prendre en compte deux choses : d’abord, il doit répondre à la paupérisation croissante des classes moyennes, qui est un sujet politique et social majeur. Ensuite, le libéralisme est un projet marqué par l’idée de liberté, et donc de droits, et il doit s’inscrire plus que jamais dans une perspective internationale. Ainsi, il doit refuser toute compromission avec des régimes qui bafouent les libertés fondamentales et les droits de l’homme. Bien sûr, il doit reposer aussi sur une éducation à la liberté, qui passe par une importance accrue donnée aux humanités et à tous les enseignements qui façonnent la liberté de penser.
Le Témoin du Temps vous interroge….
– Dans votre relation à autrui, vous êtes plutôt du genre : méfiant, avec des barrières que vous placez d’emblée pour servir de frontières, ouvert, vous livrant facilement?
– Sans frontières et donc libre autant que possible.
– Qu’est-ce qui vous révolte ?
– L’injustice.
– Comment caractériseriez-vous notre société postmoderne en un seul mot ?
– Futile.
– Quand avez-vous pleuré pour la dernière fois ?
– En revoyant le film « Au revoir les enfants » de Louis Malle.
– Enfant, qu’est-ce qui vous faisait rêver ?
– La politique comme action de transformation des choses et amélioration des gens.
– Quel genre d’internaute êtes-vous ? Plutôt frénétique, voire drogué? Occasionnel et critique? Carrément méfiant
– Rationnel et curieux.
– Qu’est-ce qui vous ferait le plus de peine ? La séparation d’avec votre partenaire de vie? La trahison d’un véritable ami? Le déclassement social?
– La trahison d’un véritable ami.
– Qu’est-ce qui vous fait peur ?
– La bêtise.
– Si vous pouviez remonter le Temps, où vous arrêteriez-vous ?
– A la Renaissance.
– Si j’avais le pouvoir de distendre le Temps, afin de vous faire vivre éternellement un moment de bonheur, que me demanderiez-vous ?
– De vivre ou revivre la paix intérieure.
Des pistes de réflexion très intéressantes. Bravo pour ce premier entretien, on a hâte de lire les suivants!
Merci, Nicolas Tenzer est un homme brillant qui étudie la vie politique française et propose des pistes pour que l’action publique porte ses fruits.